Chaque année apporte son lot d’éditeurs censurés, bannis ou interdits, voire d’ouvrages, plus simplement. Pour l’édition2024, la maison Gallimard en fait les frais. « Nous apprenons tout juste que nous sommes interdits de présence au salon d’Alger », indique Antoine Gallimard à ActuaLitté. « Nous venons de recevoir un courrier qui n’apporte aucune explication quant aux raisons ou motifs qui justifient cette décision. »
Il était une fois...
O tempora, o mores, geindrait Cicéron: en 2015, le SILA mettait la France à l’honneur. Et le commissaire général Hamidou Messaoudi, les questions de censure appartenaient alors au passé. Sur les quelque 30.000 ouvrages présentés voilà dix ans, seule une centaine faisait l’objet de réserves — 126 étaient strictement interdits. Et ce, parce qu’ils portaient atteinte « aux symboles de l’État et faisant l’apologie du terrorisme, de la violence et du racisme ».
Imagine-t-on dans le catalogue de la maison Gallimard de pareils ouvrages ? Certes non. Alors peut-être bien que la publication du dernier roman de Kamel Daoud, Houris, sorti mi-août dernier n’est pas à exclure. Les relations entre le pays et l’écrivain ne sont évidemment pas au beau fixe, mais de là à interdire toute une maison, fidèle pourtant à l’événement… D'autant que son roman suscite l'intérêt des jurés du Prix Goncourt pour 2024, qui l'ont conservé dans leur deuxième sélection.
« Il est permis de tout imaginer, attendu que leur courrier ne donne pas de précisions ». « Par solidarité, le groupe Madrigall ne se rendra donc pas au SILA », estime le président de la holding Madrigall. Conclusion : ni Flammarion ni Casterman ni aucune autre structure ne répondront présents.
Une fiction, un pays
Dans Houris, Kamel Daoud propose une réflexion provocante (provocatrice ?) sur la place des femmes dans l'islam et les sociétés musulmanes, tout en revisitant le mythe des houris, ces vierges célestes promises aux croyants dans l'au-delà. Il s'interroge sur le fantasme et la réalité des femmes dans le monde arabe contemporain, et ne manque pas les sujets sensibles : l'obsession pour la virginité, la sexualité ou bien la morale religieuse. Avec pour contexte historique la guerre civile débutée en 1992 et appelée Décennie noire, opposant le gouvernement et des groupes islamistes radicaux. Un sujet loin d'être anecdotique.
Différentes sociétés arabes post-coloniales ont été marquées par une montée de l’islamisme à partir des années 1980 et des tensions sociétales liées aux révolutions arabes du début des années 2010. Dans plusieurs pays du Maghreb et du Moyen-Orient, les débats sur la place des femmes et sur la religion ont pris une ampleur particulière, notamment avec l’évolution des mouvements féministes locaux et les luttes contre les structures patriarcales. Kamel Daoud, lui-même algérien, inscrit son roman dans cette histoire, notamment en critiquant les dérives religieuses qui répriment la liberté des femmes.
L'auteur, connu pour ses critiques ouvertes de l'islamisme et ses prises de position controversées, fait de Houris une sorte d'essai philosophique déguisé en roman, où la fiction est un prétexte à des réflexions profondes sur la condition féminine et la liberté dans des sociétés où le religieux pèse fortement sur les comportements. À travers des personnages marqués par la répression et la quête de sens, Daoud explore la tension entre l'idéalisation des femmes et leur réalité quotidienne.
L'ouvrage suscite un débat autour de la place de la religion dans la sphère intime, avec une écriture qui mêle ironie, gravité et questionnements philosophiques. Et une nouvelle fois, il se distingue par ce regard critique sur les normes sociales, à la manière de ses précédentes œuvres, comme Meursault, contre-enquête, qui questionnait déjà les fondements culturels et historiques du monde arabo-musulman.
Le romancier n’a pour sa part pas encore réagi à cette information. ActuaLitté a sollicité le SILA pour obtenir plus d’éléments, sans avoir pour l’heure de retour.
Reste qu’au fil des années, les interdictions de maisons ponctuent les éditions de la manifestation algéroise. L’an passé, Koukou éditions, dirigées par Arezki Aït Larbi, en avaient une fois de plus fait les frais – comme déjà en 2016
Mise à jour : 10 octobre - 9h45
Le Syndicat national de l'édition (SNE) vient d'adresser un communiqué en réaction à l'annulation de la participation des éditions Gallimard à Alger octobre 2024. Il est reproduit ci-dessous en intégralité :
Alors que les éditions Gallimard avaient prévu leur traditionnelle participation à la 27e édition du Salon international du livre en novembre prochain, les organisateurs du salon viennent de leur notifier unilatéralement l’annulation de leur participation, sans justification.
Le Syndicat national de l’édition et ses membres regrettent vivement cette exclusion. La circulation des livres et de leurs auteurs est une préoccupation constante entre la France et l’Algérie. Alors que le récent Sommet de la Francophonie a mis en avant la nécessité de développer les échanges entre professionnels pour favoriser les cessions et coéditions entre les pays francophones, ce signal inquiète les éditeurs français.
Mise à jour 2 :
Depuis Genève, l'International Publishers Association (IPA), organisation internationale réunissant les associations d'éditeurs a également tenu à dénoncer cette situation. L'IPA se déclare « préoccupée par l'exclusion de Gallimard de la Foire du livre d'Alger ».
La maison d’édition française Gallimard, traditionnellement présente au salon, a annoncé avoir été informée de la décision unilatérale d’annuler sa participation sans aucune justification.
Kristenn Einarsson, présidente du Comité pour la liberté de publication de l’IPA, a déclaré : « Il est extrêmement préoccupant de lire que les éditions Gallimard se sont vu retirer unilatéralement leur autorisation de participer au Salon du livre d’Alger. Cela envoie un message inquiétant sur la situation de la liberté de publication en Algérie.»
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0